Focus sur notre formateur : Sébastien HERRY.
Le CEERRF met en place une nouvelle actualité par mois, il s’agit d’un focus sur ses formateurs, leur expertise ou l’un de leurs travaux qui sont ici partagés et portés à votre connaissance.
Sébastien HERRY est masseur-kinésithérapeute, il a obtenu un Diplôme Universitaire en kinésithérapie respiratoire en pédiatrie et en réanimation néonatale et pédiatrique.
Il s’est ensuite dirigé vers des études en ostéopathie avant de devenir psychologue social, du travail, des RH et des RPS. Aujourd’hui Sébastien est praticien libéral, formateur en formation continue, enseignant au sein du CEERRF et en différentes filières d’enseignement ainsi qu’auteur.
Il vient notamment de publier son premier livre: Faire face à l’addiction aux écrans, aux éditions Ellipses.
Comment l’addiction aux écrans peut nous aider à légitimer l’enseignement de la psychologie en IFMK et le choix d’un modèle bio-psycho-social pour sa pratique professionnelle.
Diplômé du CEERRF en 2001, j’ai à présent la chance de pouvoir y enseigner depuis plusieurs années. C’est d’abord pour partager et transmettre mes connaissances en pédiatrie que j’ai rejoint l’équipe enseignante du CEERRF. Puis, poursuivant mes études de psychologie à l’université parallèlement à mon exercice professionnel de kinésithérapeute-ostéopathe, j’ai été chargé de former les étudiants-es de première année à la communication professionnelle et à la psychologie.
Ces matières peuvent encore parfois être considérées a priori comme secondaires, désuètes, voire sans intérêt dans la pratique kinésithérapique. En effet, il y a juste quelques années encore, la kinésithérapie (ainsi que la plupart des professions de santé d’ailleurs), se plaçait dans une approche biomédicale, c’est-à-dire que la prise en charge était alors centrée sur la maladie au sens large et non sur le malade (fig. 1). Ce modèle ne s’intéressait ni aux facteurs sociaux ni à la subjectivité ou à la singularité de chacun.
Afin de replacer le malade au cœur du système de santé et de l’y faire tenir un rôle d’acteur responsable des décisions le concernant, ce modèle biomédical a été progressivement remplacé par une approche bio-psycho-sociale au sein de laquelle la psychologie tient évidemment une place importante (fig. 2). Mon rôle auprès des étudiants-es de première année du CEERRF est donc de leur donner les bases indispensables d’une pratique professionnelle intégrant la compréhension des différents profils de patients, l’empathie, la contextualisation de la prise en charge et la communication soignant-soigné.
Le corps et l’esprit
L’enseignement de la psychologie à des étudiants-es en kinésithérapie vise donc d’abord à sensibiliser ces futurs-es professionnels-les aux liens entre « le corps et l’esprit », c’est-à-dire entre d’une part les problématiques physiques, et d’autre part les considérations psychologiques, cognitives, ou psychosociales. L’usage problématique des écrans, qui devient un véritable enjeu de santé publique, illustre parfaitement l’impossibilité de séparer psyché et soma (la notion d’addiction au smartphone, à internet ou aux réseaux sociaux fait encore en débat au sein de la communauté scientifique, et c’est donc improprement que j’emploierai ici ce terme).
Pour comprendre pourquoi l’addiction au smartphone, à internet ou encore aux réseaux sociaux n’est pas aujourd’hui reconnue comme une pathologie par l’OMS alors que de nombreux chercheurs en affirment l’existence, il faut déjà savoir que le trouble lié aux jeux vidéo (gaming disorder) a quant à lui mis plus de 30 ans à être recensé au chapitre des addictions de la Classification Internationale des Maladies (CIM 11). Reconnaitre et définir une pathologie prend généralement du temps.
Prouver le caractère addictogène
Pour être considéré comme une addiction, la substance ou le comportement étudié doit répondre à différents critères tels qu’un désir puissant et compulsif de consommer, des difficultés à en contrôler l’usage, l’existence d’un syndrome de sevrage, une accoutumance, un désinvestissement des autres sources de plaisir, et enfin une poursuite de la consommation malgré des effets négatifs. C’est donc toutes ces caractéristiques que les scientifiques doivent rechercher, isoler et analyser pour établir un lien de causalité entre l’usage intensif de ces outils numériques et l’apparition de symptômes particuliers, afin d’en prouver le caractère addictogène.
Nous savons depuis longtemps que nous ne sommes pas tous égaux face aux addictions et que certains facteurs biologiques, environnementaux, individuels ou familiaux, ou encore certaines pathologies telles la dépression, l’anxiété, le stress ou certains traits de caractère nous rendent plus ou moins vulnérables. Cette vulnérabilité innée ou acquise pourra donc nous conduire à utiliser de façon immodérée nos smartphones, internet ou nos réseaux sociaux et la littérature avance que de nombreux troubles psychologiques (dépression, anxiété…), cognitifs (diminution du volume de certaines régions du cerveau, exploitation des biais cognitifs…), sociaux (prolifération de rumeurs et de fausses croyances, harcèlement…), sociétaux (clivage et polarisation des sociétés…) ou physiques (accidents de la route, tendinites, douleurs rachidiennes…) pourront ainsi être induits. Mais certains de ces troubles pourront aussi devenir à leur tour des causes de l’addiction et ainsi alimenter un cercle vicieux, enfonçant la personne dans sa dépendance. Etiez-vous déprimé-e avant de devenir accro à votre portable ou est-ce votre portable qui vous rend déprimé-e ? Quoi qu’il en soit, il est possible que cette dépression provoque chez vous des troubles somatiques (douleurs, ralentissement psychomoteur…).
Les troubles physiques peuvent aussi avoir un impact sur les processus mentaux
Si une pathologie initialement psychologique peut induire des troubles physiques, l’inverse est également vrai. Dans certains cas d’hémiplégie par exemple, le patient atteint peut présenter une anosognosie, c’est-à-dire l’absence de prise de conscience ou une prise de conscience amoindrie du trouble (donc de la paralysie dans ce cas précis). Sans conscience de la modification de ses capacités physiques, le patient ne pourra pas actualiser la représentation de son corps et conservera donc une image ancienne de celui-ci. Définir ce que nous sommes, nécessite une intégrité et une coopération de très nombreuses structures cérébrales et somatiques. Un dysfonctionnement des échanges entre ces structures cérébrales et corporelles (entre le cerveau et le reste du corps) entraînera inévitablement des modifications des processus mentaux, intellectuels et cognitifs. Différentes études scientifiques ont par ailleurs montré que chez les personnes grabataires, l’activité du lobe frontal était ralentie, attestant d’un lien entre activité physique et activité cérébrale.
Ce que je cherche à souligner à travers cette rapide présentation de l’addiction numérique et de l’anosognosie, c’est qu’il est illusoire de vouloir considérer qu’une rééducation de l’appareil locomoteur puisse s’exonérer de considérations psychologiques et sociales. Par son rôle de thérapeute exerçant par et pour le mouvement, le kinésithérapeute n’aura pas seulement une action sur le corps de son patient ; il agira également sur sa fonction cérébrale. Et parfois, c’est une pathologie psychologique qui génèrera la pathologie physique que le kinésithérapeute aura la charge de traiter. Le kinésithérapeute ne peut donc ignorer les bases de la psychologie clinique et du fonctionnement cognitif et ne doit pas se contenter d’une approche somatique exclusive.
La prise en charge des enfants
Un autre intérêt de l’enseignement de la psychologie en IFMK concerne la prise en charge des enfants. On a coutume de dire que l’enfant n’est pas un adulte en miniature, et qu’à ce titre il nécessite une approche et des connaissances spécifiques. Au cours de son développement, l’enfant traversera différentes étapes correspondant à différents stades de développement psychomoteur et psycho-affectif. Un kinésithérapeute amené à prendre en charge ponctuellement ou régulièrement des enfants en rééducation, ne peut ignorer les particularités de ces petits patients. Chacun de ces stades impliquera de nouvelles problématiques ou de nouvelles compétences dont le kinésithérapeute devra tenir compte lors de ses séances. Ne pas connaître la psychologie du développement lors d’une prise en charge pédiatrique reviendrait par exemple à ignorer les contraintes mécaniques subies par un sportif de haut niveau lors de sa pratique physique (appréhender la rééducation d’un sportif de haut niveau sans en connaître la psychologie particulière serait tout aussi hérétique).
Mais ceci illustre finalement assez mal l’intérêt du modèle bio-psycho-social en kinésithérapie, car des considérations psychologiques ne suffisent pas à caractériser une démarche bio-psycho-sociale. En effet, s’il est inévitable pour un kinésithérapeute de savoir reconnaître un trouble du développement ou une pathologie pédiatrique, il est également nécessaire de contextualiser ce trouble. Ainsi, un retard psychomoteur par exemple, peut être la conséquence d’une durée d’exposition de l’enfant trop importante aux écrans, mais aussi d’un usage problématique de smartphone, d’internet ou de réseaux sociaux des parents.
La littérature scientifique rapporte que lorsque des parents passent trop de temps sur leurs écrans, ils ne sont plus disponibles pour s’occuper de leur enfant, le stimuler, lui apporter de l’attention et de l’affection, ce qui peut induire chez ce dernier différents troubles. C’est donc bien une approche bio-psycho-sociale qui permettra au kinésithérapeute de comprendre que le choix de ses techniques de soins doit être le fruit d’une réflexion professionnelle autour d’une prise en compte du patient dans sa globalité, afin de lui proposer le traitement le plus pertinent et, le cas échéant, une prise en charge pluridisciplinaire.
La psychologie sociale
Enfin, au vu de ce que nous venons d’aborder, l’enseignement de la psychologie au sein d’un IFMK ne peut évidemment pas ignorer la psychologie sociale. Pour les étudiants ainsi que pour les professionnels, la psychologie sociale permet cette nécessaire contextualisation de la prise en soin rééducative, mais également de la relation thérapeutique. Comprendre les subtilités de cette relation, ses enjeux, ses codes, c’est optimiser les chances de succès thérapeutique. Au-delà d’offrir la possibilité de contextualiser la relation thérapeutique, l’enseignement de la psychologie sociale fournit également aux étudiants-es en kinésithérapie des outils pour mieux appréhender des problématiques de santé publique ou des faits d’actualités en lien plus ou moins étroit avec leur pratique. Finalement, avec la psychologie sociale, les étudiants-es acquièrent la capacité de prendre du recul vis-à-vis d’une approche intra-individuelle ou intrapsychique, pour envisager des notions interindividuelles, positionnelles voire idéologiques dans leurs prises en charge thérapeutiques (ci-contre). C’est ce qui définit le modèle bio-psycho-social.
Pour reprendre un exemple qui concerne la dépendance aux outils numériques, certains psychologues cliniciens considèrent qu’il peut être bénéfique pour des personnes atteintes de maladies graves d’en parler sur internet. Pour eux, en évoquant sa maladie sur les réseaux sociaux, on intègre une communauté, on se sent moins seul, on partage ses expériences pour s’enrichir les uns les autres et finalement créer un cercle vertueux de solidarité et de prévention. Ce point de vue s’inscrit évidemment dans un modèle très biomédical. Un professionnel favorisant un point de vue bio-psycho-social prendrait davantage de distance et considérerait avec attention le contexte. Ainsi, inviter ses patients à évoquer ses problèmes de santé sur internet, c’est surtout l’inviter à fournir des données personnelles sur lui. Or, il est très difficile aujourd’hui de savoir comment sont exploitées nos données numériques.
De nos jours, des prêts bancaires ne sont plus attribués à certaines personnes à cause de leurs traces numériques. Dans certains cas (comme le vote du Brexit ou l’élection de Donald Trump), des sociétés ont exploité les données personnelles de milliers de personnes pour influencer leur décision. Des chercheurs ont également montré comment ces données pouvaient être exploitées pour dresser de nous des profils psychologiques extrêmement précis afin de nous proposer d’une part des contenus qui nous poussent à rester connectés (et donc à développer un usage incontrôlé des écrans), et d’autre part des publicités ciblées et adaptées qui augmentent significativement la probabilité de déclencher un achat. Proposer un traitement décontextualisé à nos patients peut donc parfois générer des effets secondaires qui auraient pu (du ?) être anticipés avec une vision plus globale de la situation.